18 mai 2023

Autour de l’humanité en question
et de la recherche de soi — III

« La danse exalte la double jouissance, contradictoire, du corps réel et de sa représentation », écrit le philosophe français Daniel Bougnoux (2006) au sujet de la crise dudit sujet « représentation », précisant que le corps dansant entretient un rapport exquis en raccourci et en élévation entre indiciel, émotionnel, étreinte de la chair, archaïque, iconique, symbolique, abstrait, soit une chose et son inverse, le corps glorieux dansant en soi l’attaque et l’impact, la visée et la portée, l’envergure des leçons de ténèbres transparentes à soi ou bien opaques, translucides autant que le sont ces lumières de la danse pour Maguy Marin (1950-), Leçons de ténèbres (1987) illustrant le baroque du propos signé François Couperin (1668-1733). De plus, parce que « le langage ne peut exprimer le réel qu’en l’articulant, cette articulation est un système de formes » selon Gérard Genette (1969), formes auxquelles se rapportent les mots et les choses nonobstant. « Les paroles n’ayant aucune ressemblance avec les choses, [celles-ci] ne laissent pas de nous les faire concevoir » objecte Descartes dans Les Passions de l’âme (1649). Le plus clair de la nuit touche aux confins du logos dans l’infra-rationnel de la représentation car, « ce qui peut être dit, peut être dit clairement : et ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence », ne sait-on jamais « en dansant » aurait pu suggérer Ludwig Wittgenstein (1889-1951) dans Tractatus philosophicus (1921). Et, tandis que « dans ce travail, a priori théâtral, l’intérêt pour nous a été de développer non pas le mot ou la parole, mais le geste dans la forme éclatée, cherchant ainsi le point de rencontre juste entre, d’une part, la gestuelle en promenade rétrécie théâtrale et, d’autre part, la danse et le langage chorégraphique » écrit Maguy Marin (2009), suivant l’esthétique expérimentale du ballet-théâtre de l’arche créé en 1978 par ses soins et Daniel Ambash (décédé en 2022), tout comme à Soren Kierkegaard (1813-1855) se faisant la remarque qu’on finit par se taire parce qu’on s’est rendu compte un jour qu’on avait de moins en moins de choses à dire, à se dire, après ce grand visionnaire de la passion et ces artistes du tragique dans le recueillement de l’introspection, des méditations métaphysiques, faisons silence. Et, « Dans le silence, confesse Kierkegaard, j’ai découvert la voix de Dieu » au même titre que par la réflexion et le travail de la pensée, le cogito, René Descartes (1596-1650) affirme quant à lui que « L’être de Dieu c’est d’exister » étant donné que cogito ergo sum, dit-il : « je doute donc je pense, je pense donc je suis, je suis donc Dieu est/existe » en substance, en personne hypostasiée suivant l’ordre du précepte érigé en doxa.

Credo aux registres des croyances et certitudes, superstitions et convictions des plus indélébiles. Alors, en vertu du cogito cartésien, certitude de soi comme chose pensante postule la recherche de soi comme mouvement intérieur de l’esprit sur le corps dansant glorieux – corps de mort et de gloire, disent d’aucuns avec Olivier Clément dans sa Petite introduction à une théopoétique du corps (1995) ouvrant au champ chorégraphique de la danse, la spiritualité. Ainsi, l’on s’autorisera à conclure par une citation empruntée à Nietzsche (1844-1900) qui déplore et regrette toute journée passée sans danser même en pensée, de corps à cœur, en son âme et conscience puisque qu’il signale que « Nous devrions considérer comme perdu chaque jour dans lequel nous n’avons pas dansé au moins une fois » ainsi que Saint Augustin, quinze siècles auparavant, avoue au très-bas combien louer la danse c’est rendre grâces en sa seigneurie à la noblesse de l’Homme : « Je loue la danse car elle libère l’homme de la lourdeur des choses et lie l’individu à la communauté ». Raison pour laquelle il reconnaît en la danse des pouvoirs propitiatoires parce que « la danse qui demande tout, favorise santé et clarté de l’esprit et élève l’âme ». Enfin, privé de tout et comme loin du monde, seul l’étranger à lui-même, « est le cœur qui a peur de se briser qui n’apprend jamais à danser » écrit la romancière chinoise Xiaolu Guo.

 

Mais la danse, quelle danse, celle des petits pas et des grands sauts qui lève la jambe ? Parlons-en !...

 

Danse théâtrale, danse d’élévation, ballet-théâtre, théâtre dansé, etc. Soulevée la question de l’altérité. La différence en est l’enjeu sinon la problématique au cœur de toutes les formes chorégraphiques, quelles qu’elles soient. Dans cette cause dansée, la recherche de soi faite écritures chorégraphiques, adopte diverses attitudes toutes plus contradictoires et controversées les unes que les autres, préconisant qui, la tabula rasa pour seule liberté aux marges dans la création artistique, partant du principe humaniste que la Modernité s’acquiert par un radical subjectivisme ; qui, en revanche, la Tradition en faisant acte de transmission dans le respect des codes d’excellence préétablis par des modèles d’autorité en place qu’il convient de continuer dans le respect du modèle classique des Anciens ; qui, la rupture postmoderne voire transhumaniste ne laissant de critiquer toute chose égale par ailleurs pour en finir. Le mot étant dit, l’action est enclenchée sur sa lancée : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ! Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, c’est un tas » constate Samuel Beckett (1906-1989) dans sa pièce intitulée Fin de partie (1956) qui inspira tant May B (1981) de Maguy Marin dans son caractère et son aspect apocalyptique. Là où il y a fin, s’annonce le début d’autre chose, recommencement ou pas faute de genèse à la clé des paradis perdus. Est-ce l’éden et après que raconte l’heure venue ces duos d’hommes et de femmes mémorables, si emblématiques de l’imaginaire chorégraphique de Maguy Marin dans une œuvre magistrale couvrant à sa manière depuis Yu Ku Ri (1976) l’autre chant de la terre avec Eden (1986) au long cours, chef-d’œuvre en point d’acmé d’une danse-rébellion parmi les plus sapientiales ?

 

Véhicule de signifiance, la danse/les danses signent et signifient autant de choses de l’Inconscient que de volonté sans nécessairement ni vouloir dire ni ne faire autre chose que ce pour quoi elles sont faites : émanciper – rendre libre –, transmettre – rendre sensible –, éduquer – rendre meilleur. En délivrant de la pesanteur des ans parce qu’elle grandit l’homme de l’intérieur, la danse « libère l’homme de la lourdeur des choses et lie l’individu à la communauté » comme l’explique le docte Augustin, Père de l’Eglise. Ainsi que dit précédemment, favorise-t-elle santé et clarté de l’esprit, élevant l’âme qu’elle désigne par le corps-esprit, en l’occurrence l’être humain, édifiant la personne reconnue en sa dignité vive conçue pour sentir, penser, réagir au nom qui ne se prononce : « Je suis celui qui est ». Etre de materia spiritualis, la gloire de la danse se sublime dans la musicalité de l’infini : la musique des sphères dès lors que s’exécutent les pas rythmés transmués en figures idiomatiquement éprouvées par les émotions et les expériences du vivant transfigurés ainsi que la prêtresse de la danse moderne en célèbre la vie, le substrat et les émanations. Martha Graham trouvera l’iconoclaste en la personne de son contemporain Merce Cunningham qui, tout comme elle, sera en rupture d’avec la tradition classique du ballet qu’il récuse et déconstruit au travers du principe non pas analytique de psychologie des profondeurs et de la narration, mais au travers du principe de hasard plus systématique et méthodologique, focalisant le point d’achoppement des lignes de forces dans l’abstraction là où l’esprit mathématique des choses se fait entendre, culminant dans la scission entre la musique et la danse via la chorégraphie de l’aléatoire.

 

Cherchant à rendre le spectateur actif à lui-même, seul responsable en conscience de son histoire au théâtre du fait que c’est le regardeur qui fait les tableaux d’après Marcel Duchamp ; de par le processus psychique et les mécanismes mentaux liés au prétendument concept opératoire appelé « coït spirituel », par esprit critique, tendance et sens de l’abstrait, par un certain type de discours structuraliste, et méthode, Merce Cunningham perpétue quelque chose qui se joue dans l’inouï, sauvant l’humanité de l’absurde ainsi que le dadaïsme en a fait l’expérience dans les années 1920 à travers la poésie phonétique, l’onomatopée, le collage, l’écriture automatique ou tout autre procédé technique et stylistique de quelque ordre que ce soit, échappant à l’ordre du cogito cartésien et du logos propre au langage humain visant à trouver du sens et à voir des signes en toutes choses. Mettant en acte le Je, autrement-dit la conscience que pour sa part Descartes dénomme « chose pensante » en tant que certitude de soi, le cogito ergo sum disparaît-il pour autant dans les events cunninghamiens ? Etant principe dans l’ordre de la raison ou rationalisme classique avec son lot et sa dot de doute qui atteste de la vérité du sujet comme contre-point et pendant à la preuve ontologique de Dieu, le « Je doute donc je pense, je pense donc je suis, je suis donc Dieu est/existe » du Discours de la Méthode (1637) trouve d’autres éléments de langage dans les prémices de la danse contemporaine. Par conséquent, si l’expression poétique travaille le langage en sa qualité première de matière/matériau, par suite l’on s’accordera à dire et à penser que l’univers de représentation de la danse et du ballet repousse jusqu’à leur point asémantique, voire pansémantique, les limites du langage articulé, faisant voler en éclats l’ordre traditionnel dualistique des mots et des choses dépouillées de toute valeur, non pas significative ni symptomatique mais signifiante et chargée des fonctions de sens en tant que mode de transmission d’informations : prescriptions rationalistes lourdes de directives et d’ordres en tous sens et de tous genres. Avec l’esprit dadaïste d’une part et le surréalisme, d’autre part, qui le prolonge, s’adonne aux mécanismes inconscients du langage des rêves, via les images acoustiques qui sont siennes, la pensée de la danse hors sa volonté ou ses velléités de dire par le faire ainsi qu’en fait la démonstration avec fracas et narrativité le ballet classique, s’y attelant avec la pantomime. Mais, le désir et la passion se suffisant, le sensible incarné en ces paroles de corps autorise et légalise l’étreinte de la chair en public sur les théâtres, explicite Pierre Legendre dans son Étude sur la danse (1978). L’articulation danse d’expression et danse pure – en substance, dite de pure exécution – excède et transcende la réalité raisonnante et démonstrative, narrative et figurative, pantomimique des choses du vivant bienséant. Ouvrant ainsi à tout un pan du champ des possibles et du réel par biais, la danse théâtrale procède malgré elle des raisons du cœur et de la volonté que l’on ne saurait dire tant elle tient de la corporalité des choses de la vie et de la corporéité des choses en soi comme en dispense si magnifiquement Pina Bausch (1940-2009) en séries de vues de l’esprit sensibles, senties et ressenties à l’extrême jusqu’aux viscères, jusqu’au viscéral participant de qualités proprioceptives que savent les danseurs pour en faire l’expérience dans un métier, le métier qui, en premier-né des arts, requiert de revenir au point zéro quotidiennement sur les chemins escarpés de l’opératique architecture.