18 mai 2023

Autour de l’humanité en question
et de la recherche de soi — II

1940, Letter to the world (ballet sous-titré The Kick) ; Martha Graham (1894-1991) rend ainsi hommage à Emily Dickinson (1830-1886) par ces mots d’amour, « l’amour d’Elle – tendre Majesté, Nature », décrivant l’enfermement du dedans de sa couche sur laquelle échoue l’intolérance sans compréhension mais, l’isolement et la solitude du poète-émissaire : « Voici ma lettre au Monde Qui ne m’a jamais écrit – Les simples Nouvelles que la Nature disait – Avec une tendre Majesté Son message est confié A des mains que je ne vois pas – Pour l’amour d’Elle – Doux – compatriotes Jugez-moi avec – tendresse ». Dans l’amour de son prochain, au désespoir d’un appel-réponse éperdu en offrandes, comme saisi par une folie incantatoire, une invocation, la passion se rejoue indéfiniment sur le registre d’une pantomime dansée tel un drame parlé avec le geste seul en agent direct du cœur, le mouvement des émotions, sans le recours des mots mais le cri, s’incarne dans le corps dansant glorieux étant poésie, mythologie, légende. Martha Graham semble faire alors entrer dans l’arène, qu’est la danse, afin qu’implose et s’effondre sous elle-même la lutte infernale des égos tant le monde souffre à l’épreuve de la mémoire oubliée. En usant de l’extrême jusqu’à la transe, elle transcende, prend son envol et en plein vol, suspend le temps d’élévation dès lors que se transmue l’ère du vide en l’apesanteur dansée entre ciel et terre, entre plexus solaire et siège pelvien pour tout centre de gravité et seul ancrage, se faisant vivement ressentir quelque part en soi, et de soi, l’enracinement unique dans le sol et ses entrailles creuse les failles insoupçonnées si vives de ressources inexpliquées, elles, tant l’exploration de l’essence humaine exige tout de la nature profonde et du cœur à l’ouvrage, allant du feu sacré à l’ardent corps au ventre grâce à l’amour-passion, la flamme. En somme, se livre soudainement à la vue toute substance étendue, pensante/dansante, de l’âme à l’horizon flottant en capacité de Dieu ainsi que d’ailleurs se compare et s’assimile à une danse des profondeurs cet autre, l’alter ego, le cirque que cette expérience de l’existence toute entière retient dans un seul geste par le mouvement, labyrinthe alambic que la vie avec ses joies et ses peines conjurée par le danseur-passeur, psychopompe en escorte de l’invitation au voyage migratoire vers l’au-delà des mots et des choses par gestes numineux par ce terrible et non moins lumineux mouvement qu’est celui d’un être suspendu à son enjeu, dansant la gloire dans la pensée de l’en soi.

 

Messager de l’invisible, victime émissaire aux devants des hommes qui sont un loup pour l’homme comme l’édicte l’éternel retour, entre en scène cette autre pièce du répertoire Steps in the street (1936) pour dire l’injustice et la dénoncer ainsi que Martha Graham s’y exerce dans cette création engagée sous-titrée « Devastation – Homelessness – Exile » aux tout débuts de la montée du nazisme. 1936, Jeux Olympiques de Berlin : attendu que la Martha Graham Company compte dans sa troupe nombre d’artistes de confession israélite, le parti national-socialiste du Troisième Reich interdisant la liberté d’expression autant que la liberté de conscience, aimer-penser avec le fait de vivre sa danse revient au même par extension du langage. A cet égard, la chorégraphe refuse de participer aux cérémonies d’inauguration que préside le führer en personne, justifiant sa décision par les motifs politiques qu’elle a traduit en termes radicaux pour exprimer sans détour son entière adhésion aux victimes de la censure, de l’antisémitisme et de l’abomination. Elle dit : « Il me serait impossible de danser en Allemagne à l’heure actuelle. Tant d’artistes que je respecte et admire ont été persécutés, ont été privés du droit de travailler pour des raisons ridicules et insatisfaisantes, que je devrais considérer qu’il est impossible de m’identifier, en acceptant l’invitation, avec le régime qui a rendu de telles choses possibles. De plus, certains membres de mon groupe ne seraient pas les bienvenus en Allemagne ». Ainsi témoigne-t-elle à propos de la misère qu’engendre la guerre, ne laissant que ravage, cendre et carnage derrière elle. En jeu sur les planches, ces tournoiements et ces bonds en assauts tourbillonnants, comme un maelstrom ces courses-poursuites et tours enveloppés spiralés dont les accents relèvent du battement cardiaque émanant de cavités impérieusement revendiquées, forment le réquisitoire implacable mais le plaidoyer aussi d’une humanité en question au risque d’elle-même. Alors voir/danser, être humain ne signifie-t-il pas dans ce cas savoir autant s’abandonner que résister en livrant de soi le prix à payer, son libre arbitre, sa dignité face au néant qui dilue l’être humain dans l’inanité de représentations sur-jouées car soumises aux diktats de l’art officiel, lequel remplace une culture d’émancipation et de libertés mais que récuse et combat l’esprit obscurantiste des fanatiques cruellement hostiles à toute pensée humaniste, au monde libre et civilisé, éduqué et sensible ? Martha Graham, en chef de file de la Modern dance, s’attache à lutter contre ces organes de propagande qui sévissent au nom du totalitarisme (franquisme, fascisme, nazisme, stalinisme, etc.). Pèse de tout son poids le culte du chef dans cette violence du sacré montante à son époque, les années 1930-40 complices des pires atrocités qu’aucun mouvement de société n’aurait pu imaginer. Avec le courant expressionniste se révèlera l’obsolescence de l’homme inapte à se dire et à se faire à l’idée qu’il doit s’éduquer pour pouvoir un jour espérer transmettre et s’émanciper car choisir, penser/danser, cela s’apprend.

Au XXe siècle, la danse moderne n’aura finalement eu de cesse que d’exprimer cette mise en doute, remettant en cause le divin sujet de la fabrique occidentale. Toutefois l’homme vrai, le « vrai homme » sous le signe de la tradition, de la modernité et du transhumanisme, qui est-il vraiment ? L’homme intérieur et l’homme extérieur réconcilié ? Au nom de l’irréductibilité du sujet, l’objet de l’étude « Homme » se fait forces vives agissantes faisant barrage contre l’abomination, réfutant les stéréotypes, refusant les a priori. Engagés pour l’altérité, les danseurs sauvegardent la valeur symbolique de genre humain et ils la restituent à l’humanité en question dans une démarche de longue haleine. En recherche de soi, ces alchimistes sont chercheurs d’or comme en sont la portée Pas dans la rue (1936) et Battement (1940) parce qu’ils ont l’envergure de leur vision du monde. Visées que l’âme de la danse par le truchement de ses image en interrogation : la danse, une quintessence, vole en éclats quand, mise en pièces par les guerres qui en sont la ruine, faute de raison, faute d’esprit, faute de cœur, elle se retire de la scène à cause du champ de bataille où s’échouent ténèbres et lumières dans les recoins d’une toute-puissante ignorance, qui règne sur le déficit de la pensée, sans passion ni cœur, sans vérité ni conscience, privée de pensée, interdite aux paroles de corps.

 

Cependant, l’art chorégraphique quant aux éléments de langage qu’il présuppose, la danse théâtrale étant, elle aussi, ce langage articulé puisqu’assurément elle peut apparaître comme une sur-articulation et une surdétermination du corps humain, en quoi tient-il de la double articulation que pointent les linguistes à propos du langage verbal ? Dans cette quête du graal que représente la vérité du sujet, la danse, en tant que recherche de soi, parcours initiatique puisque mise à l’épreuve de la personne physique et morale en sa force de caractère même, trouve qui l’on est en sachant comment construire, développer et épanouir son individualité afin d’être/vivre/exister au seul moyen de sa passion, la danse. Comme langage non verbal, paroles de corps, l’acte de chorégraphier permet-il d’assigner au langage chorégraphique les même catégories que celles du langage linguistique nonobstant les mots et les choses via les gestes ?

Etant donné le mouvement corporel se faisant écriture dans le cadre du ballet, s’agissant du fait dansé en tant que phénomène humain participant de la noosphère, la danse opère par jeux d’absence-présence en allant du plus concret au plus abstrait, de l’indiciel au symbolique via l’iconique. En effet, il y a bel et bien toujours une part de soi dans toute représentation scénique de par la monstration du danseur qui se présente en personne à son public. En sa qualité propre, particulière et spécifique, le corps danseur est avant tout une personne individuelle et collective née avec cette enveloppe charnelle à nulle autre pareille puisque l’on n’échappe pas à ce que porte en lui son propre corps, lieu de la mémoire pour l’existence toute entière. En tant que corps humain, il s’anime en conscience dans la connaissance et la sensation de ses propres réactions/pensées parce que l’organisme biologique, qui nous constitue comme être vivant, est doté d’intelligence réflexive et de sensibilité qui réfère à l’âme, une personnalité, caractère ou tempérament donnant prise, corps et consistance à cette réalité immatérielle qu’est l’essence humaine, ontologique nature profonde. Et l’intime, le corps de l’homme en jeu dans cette forme hautement stylisée du sublime, parvient à détacher le sujet-objet du tragique, transformant la condition humaine en vérité sublimée, consacrée poème composé en chair et en os. Le langage de la danse s’ingénie écriture de soi en tant que véritable découverte au moment de la recherche de soi par cette quête de lumière impliquant, comme on l’a dit, la question « qui suis-je ? ». Forme d’amour que dévoile la beauté d’un sourire ou une larme d’émotion à mesure que se découvre le sujet par facettes, la vérité du corps en dansant révèle le langage caché de l’âme en signe de l’humain et du divin, pense Martha Graham. Or, certes, même si entre autres vérités peuvent interférer les mensonges comme le mensonge à soi au théâtre de l’histoire, commandent les facéties de l’Inconscient structuré, lui aussi, comme un langage, celui des rêves. Alors faux-semblants, masques, écrans, illusions, trompe-l’œil, artifices, représentations, vanités, grandeurs et misères de l’homme prennent part dans le cadre de scène en perspective. S’il existe bel et bien des moyens et des biais pour dire et faire à l’envi entre le vrai et le faux, il y a et l’authentique et l’artificiel, nécessité intérieure, besoin vital, etc. Dans quelle mesure le langage chorégraphique se constitue-t-il vecteur de sens ?

 

Au sein de la fabrique occidentale, « le Maître à qui appartient l’oracle, celui de Delphes, ne dit ni ne cache ; il indique, il signifie » dénote le philosophe grec présocratique, Héraclite (500 av. JC). Avec le langage articulé, le genre humain – l’espèce humaine, c’est-à-dire l’Homme surtout quand il est danseur – s’appréhende passion d’être un autre ainsi que l’énonce Pierre Legendre (1930-). Réalité autre en propre que le réel-imaginaire-symbolique de la danse d’élévation rendue des plus théâtrales et dramaturgiques grâce à l’unité sensible de la parole, les actes de parole étant tout entiers délicatesses comme le sont gestes, y compris les caresses comme la main cherche son partenaire en appui dans la gravité, en gravitation, dans la transparence des choses et l’épaisseur du geste par ce mouvement intérieur qui vient du cœur, le fin fond de soi transperce de part en part, bouleversant l’ordre du présent à grands coups d’émotions ; les passions de l’âme s’agitant. Grâce au langage, l’humanité s’accomplit au fur et à mesure qu’elle avance dans son champ d’investigations via l’imagination, l’intellection, la force créative en puissance dans son système poétique qu’est danser/chorégraphier accouchant de potentialités en pérégrinations à la ronde. Et les œuvres d’art, satisfaisant au profond besoin d’aimer pour mieux échapper à la finitude par les traverses du rêve, rattachent l’insaisissable et l’inaccessible. Comme danser c’est penser de toutes ses forces et de toute son âme, comme dire c’est faire, par la réciproque danser revient à penser puisqu’il s’agit d’action, de drame avec ou sans pantomime. Si effectivement le langage peut tout dire, le langage chorégraphique peut-il pour autant tout faire ? En danse, la réponse est évidemment non du fait des limites naturelles du corps humain. Il existe des contraintes à soi imposées par l’anatomie et la physiologie auxquelles sont astreints les danseurs. Le corps dans le mouvement dansé est médium, instrument, objet-sujet selon la double jouissance qui qualifie l’art de la danse et du ballet. Aussi Biped (1999) de Merce Cunningham (1919-2009) pose la question artistique du sensible incarné et de l’émotion poétique dans le spectacle vivant, à la fois chorégraphique et numérique via le logiciel lifeform dont sont observées et examinées les possibilités de mouvements non pas tant dansées que chorégraphiées en live et en virtuel. La dialectique et le dialogue en jeu entre les corps animés sur les planches et les corps désincarnés à l’image holographique renvoie de plein fouet à elle-même la virtuosité ainsi que le spectaculaire à lui-même sous le prisme même du ressenti et de l’empathie kinesthésique ; un corps qui danse n’étant autre que celui qui sait faire chanter les couleurs de l’arc-en-ciel en faisant vibrer la musique des sphères à travers le grain de la peau en communion et par identification du danseur-spectateur et non pas de l’homme-machine. Combien même le public veuille que les fassent rêver ces histrions experts en chute-récupération et fluidité dans les passages au sol et sauts athlétiques qui les assimilent à des acrobates de dieu (cf. Martha Graham, 1960), l’artiste-danseur-performeur se présente cependant en guerrier de la beauté (Jan Fabre, 1997) par goût quant à lui du double jeu fait d’images acoustiques et de danse (cf. Jan Fabre et Pierre Coulibeuf, 2002). Dans un rapport proxémique de corps à corps au cœur contre cœur, se joue cheek to cheek l’enjeu, contre-épreuve du joue contre joue aux riches heures du bal et du ballet comme pour se dire que danser c’est bel et bien aimer faire, confiera Merce Cunningham à propos de lui-même parce que « danser, c’est ce que je suis en train de faire » : ça, rien que ça.