CONFÉRENCE VI


Sapientia



Lundi 18 mars 2024 — 14h45 à 16h45
Université de Rouen - Mont-Saint-Aigan


Entre le sage et le fou, il y a le double-jeu que filtre la chair du Verbe en leçons de ténèbres dont le grain de la voix, qui de la parole, en est le corps, vient in extremis délivrer de sa souffrance le monde soudain en assomption, l’acceptation de soi inondant de joie la personne humaine toute entière couronnée, non pas statufiée mais vivante, magnifiée, sublimée à soudainement vivre son être propre en capax dei – capacité de dieu que de respirer sa lumière dans la chambre close du secret de son cœur. En vérité, sensible et incarné, l’intime redouble le corps du roi. En effet, la coruscation est tout ce qui triomphe de la mort ; l’instance porte et transporte les pas de David en poète musicien-danseur, auteur des psaumes et roi d’Israël, héros-sauveur, acteur accompli de par la foi en celui qui est, la transfiguration se donnant à voir et à entendre sous les trait de l’élévation sur le pont de l’exultation tant l’exaltation réveille les esprits, éveille la conscience, ravive l’irréel du corps. L’Inconscient étant donné le trouble dans la définition de l’humain que mettent en lumière les transversalités1, les écritures sapientiales au théâtre en recours sont pour dire et faire l’inexpliqué. Qui fait voler en éclats, frappe en pleine face l’intelligible condition des arts du spectacle vivant par les audaces de la forme métaphysique et ses proportions immatérielles, l’organe sensoriel du corps de l’acteur – ce corps sans organes qui fait sens dont parle Artaud – s’ajustant proportionnellement au sensible incarné en ses formes sans la matière, observe l’historienne Martine Clouzot à propos du phénomène physique proprioceptif du son et de la vue, en pures interactions dramaturgiques scène-salle via la représentation, puissance et pouvoir de l’image agissante2.

(c) Valérie Colette-Folliot, le 17 mars 2024

1 — D’un point de vue épistémologique, se préoccuper de la part d’humain dans l’homme semble être probablement moins un problème philosophique qu’un fait anthropologique. La question se rattachant à l’univers de pensée classique, traditionnel et conventionnel, l’humanisme, qui a forgé le monde moderne, n’emprunte-t-il pas à la culture judéo-chrétienne ? Répondant par l’affirmative dans son article sur « L’humain en philosophie : la parenthèse de la culpabilité » (Le Philosophoire 2004/2, n°23), Laurent Fedi indique que la question posée est plutôt d’ordre ontique. Elle présuppose une conscience, soit une éducation. Vision du monde de facto, pour rappel, l’auteur précise qu’en sa conception humaniste, le critère de l’humain participe de la religiosité biblique. Aussi fait-il remarquer que « Le judéo-christianisme et ses prolongements modernes, l’éthique rationaliste, les droits de l’homme, la psychanalyse même, ont été les vecteurs historiques de cette identité substantielle. Fils d’Adam, sujet libre et responsable, sujet démocratique soumis au devoir de mémoire, l’homme occidental ne connaît pas pour lui-même la présomption d’innocence. La pensée anthropologique, psychanalytique ou aussi bien morale et métaphysique, place l’humain au centre, et au centre de l’humain, la faute : péché originel (Saint Augustin), appropriation privée (Rousseau), mal radical (Kant), meurtre du père (Freud), responsabilité collective diffuse dans l’oppression des minorités (idéologies actuelles des droits de l’homme). » Par suite, le philosophe suggère en hypothèse de lecture que « la sortie de l’humain – la pensée du posthumain – doit s’accompagner du déni de culpabilité ou d’une déculpabilisation ». Cette corrélation se vérifiant, selon lui, chez les auteurs rebelles à toute idée de Dieu et ses transcendances comme avec Diderot, Nietzsche, Heidegger, s’ensuit par extension du langage la « dissolution du paradigme humain dans des mutants philosophiques (l’homme-clavecin, le surhomme, le berger de l’être) » y compris l’homme-machine, le corps-objet, l’homme augmenté, etc. Ainsi, dans la tourmente, tourments, vicissitudes de toute sorte et aléas de tout ordre attisent le feu des déchirures entre obligations et libertés s’annulant les unes les autres, opposant terme à terme, devise contre devise, toute chose égale par ailleurs : amour et gloire, honneur et devoir, passion et raison, ordre et chaos, hommes et dieux tout comme à force de vouloir faire l’ange, on fait la bête. D’où le dilemme cornélien qui s’ensuit, donnant le change au tragique dans la confusion des sentiments. Et pour preuve Le Cid (1637), en guise d’exemple, lorsque le père demande à son fils s’il a du courage, usant de la métonymie dans la réplique « Rodrigue, as-tu du cœur ? » (Acte 1, scène 5). Par ce procédé stylistique, Don Diègue éprouve alors Don Rodrigue et sonde aussi bien sa sincérité que sa grandeur d’âme, non seulement sa noblesse mais sa dignité aussi, autrement dit la valeur de l’homme que sera toute sa descendance à travers lui. L’amour du nom devant obéir à la loi du sang en vertu de principes et motifs anciens, voire archaïques, ce sont les mêmes raisons et les mêmes résolutions qui se font jour au front des protagonistes en crise d’identité. Saisis par l’effroi face à l’ampleur du désastre que revêt la catastrophe d’être interdit d’aimer pour cause d’honneur à laver, au désarroi dans le secret de leur cœur, les deux amants portent toute la misère du monde. Survient alors la figure de parjure mise en scène, ce que traduit parfaitement l’adoration de Chimène pour Rodrigue quand elle confie à Elvire s’apprêter à commettre à son tour l’irréparable acte vengeur qui en sera l’apothéose et la gloire. Car, faire justice s’avère l’ultime salut en la circonstance, unique rédemption possible que l’offrande en pâture « Pour conserver, dit-elle, ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après ». Dans ce geste désespéré, par négativité du thème du martyr, se rejoue à l’envi le jeu à l’image et la ressemblance des amants de Vérone (Acte III, scène 3). Cas de conscience que de venger un père en tuant l’homme qu’on aime avant que de se tuer en retournant l’arme contre soi-même, ne pouvant survivre à l’idée de la disparition, outre-tombe, que si et seulement si l’honneur est lavé au nom du Très-Haut, de par la Loi, dans le code qui est sien, l’esprit chevaleresque s’appliquant sans réserve à la lettre, courtoise, ce qui fait de l’héroïne tragi-comique, Chimène, l’alter ego de la non moins tragique, Antigone. A travers ces mots, le cri du cœur devient supplique à l’envergure d’une invocation pour que demeure Sa joie, en sainteté. Dès lors la figure du héros-sauveur survient apotropaïque, salvifique et salutaire en lieu et place du nom du Père que remplace son nom de la Rose, là où flotte l’ultime appel-réponse en guise de paroles de corps : « Va, je ne te hais point ! » (Acte III, scène 4). Et Corneille de dire le sentiment d’amour plus fort que la mort, l’amour-passion, l’amour-fou, l’absolu mais la flamme qui vibre et vacille, élève et grandit, sublime l’âme pour commander à l’esprit et au corps son mouvement, dictant ces gestes au cœur de la personne toute entière afin qu’elle se dépasse et se sauve, l’individu se transcendant  en s’annihilant. Ce faisant, la cause s’avère quasi mystique, attestée d’ordre métaphysique et spirituel tout à la fois. De la sorte, le sentiment d’appartenance réduit l’instance à l’état d’objet-sujet conditionné par des principes moraux dont l’éthique s’érige, d’un point de vue sociétal et historique, au nom d’idéaux placés sous le signe d’un humanisme voué à l’Etre tout-puissant avec la fidélité et la loyauté assignable à la noblesse de l’homme en tant que telle. Etant valeurs christiques, elles sont abnégation et gravitent au cœur du sacral ; elles réduisent le persona à l’état de victime émissaire rédemptrice dans ce geste sacrificiel qui tient de l’immémoriel, de l’inouï. Salut que dépeint l’irrépressible violence de mourir d’amour comme mourir à soi interroge et questionne en scène dans le lâcher-prise par la force d’aimer. Et la force du jeu en son feu fait naître et monter en puissance la verve et la ferveur avec foi en l’humain justement sous l’autorité du sacré. En échappant au néant dans l’unité du Un, en pur symbole d’être vivant, désormais sur les planches et à l’écran le corps sans organes éblouit le jeu d’acteur de manière toute eschatologique comme en a fait l’expérience l’artiste accompli Antonin Artaud (1896-1948) en poète maudit, romantique. Vérité de soi sans complaisance à soi passant outre l’intelligible et le raisonnable ; s’il y a émotion, au théâtre, c’est qu’il y a sincérité, justesse, maîtrise du mouvement dans le savoir-faire approchant du sublime. Soudainement, le sensible incarné dans le pli de l’intime accélère et précipite l’ascension, accédant au divin par spiritualisation de la machine humaine nonobstant la vie, rendant possibles d’autres formes de l’existence par stylisation, symbolisation de l’idée d’être, de vivre et d’exister, les sentiments étant fer de lance, moteur et motivation, cœur de l’action.

 

2 — En nous appuyant sur les travaux de recherche de Martine Clouzot, auteur d’un article paru dans la Revue d’histoire des religions en 2016 sur la figure de David qui fait entendre et voir sa foi en D.ieu tout-puissant, le roi musicien-danseur préfigure l’émerveillement qu’on éprouve devant le spectacle de la création, le corps ne percevant  qu’en vertu de l’âme qui en est le principe moteur avec l’esprit et la raison en relais dans le jeu de représentation qui se joue durant la pièce. Ainsi se réalise l’élévation spirituelle grâce à la mémoire stimulée par les rythmes numériques qui la composent en musique avec tant et tant de soi, l’harmonie universelle s’avérant cosmogonique, ésotérique voire exotérique, dans cette culture de l’intimité qui échappe, belle en scène, le cœur lui faisant levier en contre-point du poids de la bête humaine par les ténèbres et la lumière. Et la musica de se concevoir comme forme d’art selon Platon, ordre et harmonie entre l’âme et le corps rétablis dans leur perfection première qu’engendre le mouvement synesthésique du chant, de la danse, de la poésie dans le silence et la respiration de l’invocation, cœur à cœur, corps à corps, charismatiques correspondances. Aussi le chant du Bien-Aimé rend-il présence à soi David et son ombre portée sur la place à louer D.ieu sur les cymbales de la jubilation, dénote Augustin car sous le signe de la passion, l’amour-passion, l’amour fou aiguise « Mon psaltérion, c’est ma joie ! » en sainteté même, sacralité. « Pour Thomas d’Aquin, le phénomène physique du son est surtout un objet de la proportio qu’il analyse dans un sens, certes musical, mais surtout esthétique. Le son n’existerait que dans la mesure où il existe audible et , de là, compréhensible. Physiquement, le son et l’ouïe ne sont qu’un seul et même objet. En effet, selon une corrélation bien connue des aristotéliciens, l’organe sensoriel doit présenter les qualités sensibles de son objet de façon équivalente sans quoi la perception sensorielle est impossible. Autrement dit, la sensation est identique et unie à son objet, c’est-à-dire que le sens est potentiellement proportionnel au sensible dont il reçoit les formes sans la matière. Le sens est donc une affection de l’âme et du corps », sa résultante émotionnelle et intellectuelle d’après Martine Clouzot, qui en appréhende les modalités. Par extension, objecte-t-elle, la tradition cicéronienne place l’intention au cœur du lien créateur qu’est le geste du musicien qui s’emploie à ajuster les cordes de son instrument ; ajustement particulier, dit-elle, dont les vibrations représentent les mouvements de l’âme : « tout le corps de l’homme, toute sa physionomie, tous ses accents vibrent, comme les cordes d’une lyre selon le mouvement de l’âme qui les met en branle […] la voix est comme une corde tendue (sunt intensae), rendant sous la main qui la touche des sons aigus, graves » comme le pense Cicéron ; l’intentio antique se perpétuant au Moyen Age dans la musique sacrée, forme savante de médiation spirituelle invitant à se reconnaître les uns les autres de plus grand que soi en son for intérieur de l’amour divin aux yeux d’Augustin pour qui l’intention est un affect, soit inclination de l’âme tendue vers l’amour inconditionnel en personne, absolu comme le Verbe s’est fait chair, dit Jean (Jean 1:14), l’incarnation suscitant des images qui sortent l’esprit de sa torpeur en provoquant des émotions indispensables à l’action contemplation.

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1. David Lynch - THE ELEPHANT MAN (1980)
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